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Le ministère du Travail dans le « questions/réponses » qu’il met à disposition de tout un chacun (2), indique que « dès lors que sont mises en œuvre tant par l’employeur que par les salariés les recommandations du gouvernement la seule circonstance que je sois affecté(e) à l’accueil du public et pour des contacts brefs (et pour des contacts prolongés et proches) ne suffit pas, sous réserve de l’appréciation souveraine des tribunaux, à considérer que je justifie d’un motif raisonnable pour exercer mon droit de retrait ». La réponse est donc identique que les contacts avec le public soient brefs ou prolongés et se situe pour l’heure dans la continuité des deux circulaires publiées à l’occasion de précédents évènements épidémiques (Circ. DGT n° 2007/18, 18 déc. 2007 ; Circ. DGT n° 2009/16, 3 juill. 2009).
Tenter de répondre à la question de l’usage du droit de retrait et de son périmètre d’application dans le contexte actuel nécessite deux précautions préalables.
La première, d’ordre éthique, conduit à ne prendre la plume qu’en tremblant tant le fossé est profond entre un propos qui fait usage d’argument juridique et un phénomène d’une ampleur inégalée (3). Pour autant, on ne peut se priver d’essayer modestement de lever quelques incertitudes dans des temps qui n’en manquent pas. La seconde précaution tient au fait que l’absence de précédent d’une telle dimension rend pour une bonne part illusoire la recherche de solutions dans la jurisprudence. Le changement d’échelle provoqué par l’évènement en modifie la nature et par voie de conséquence met à mal les catégories construites au fil du temps.
Il faut donc se risquer, dans le seul but de clarifier le droit de retrait, à revenir sur le sens de la règle posée à l’article L. 4131-1 du Code du travail, son champ d’application et ses effets. On tentera ensuite de comparer son contenu à l’évènement que constitue l’actuelle situation sanitaire.
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Les termes de l’article L. 4131-1 du Code du travail sont souvent évoqués pour rappeler que si le salarié a un devoir d’alerte, il a concomitamment un droit de « se retirer d'une situation… de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé… ». L’exercice unilatéral de ce droit individuel neutralise provisoirement les pouvoirs de direction et disciplinaire de l’employeur (C. trav., art. L. 4131-1, al. 3). Ce droit individuel est complété par un devoir d’alerte que la lettre du texte semble poser comme antérieur mais que la rare jurisprudence ne considère ni comme un préalable, ni comme une condition du droit de retrait (4). Il est encore complété par un droit d’alerte d’essence collective affirmé à l’article L. 4131-2. Individuelle ou collective, l’alerte engendre une obligation d’agir à charge de l’employeur.
Le champ d’application de ce texte, au regard des personnes concernées, est celui de la quatrième partie du Code du travail.
• En d’autres termes, s’agissant des entreprises, il s’impose « aux employeurs de droit privé ainsi qu'aux travailleurs… aux établissements publics à caractère industriel et commercial, aux établissements publics administratifs lorsqu'ils emploient du personnel dans les conditions du droit privé ainsi qu’aux établissements de santé, sociaux et médico-sociaux mentionnés à l'article 2 de la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière ainsi qu'aux groupements de coopération sanitaire de droit public mentionnés au 1° de l'article L. 6133-3 du Code de la santé publique » (C. trav., art. L. 4111-1 ; l’article L. 4111-2 du même code prévoit la possibilité d’adaptations réglementaires pour les entreprises qui ne sont pas de pur droit privé tout en précisant que « ces adaptations assurent les mêmes garanties aux salariés »).
Le texte trouve son équivalent pour la fonction publique à l’article 5-6 du décret n° 82-453 du 28 mai 1982 dans sa rédaction issue du décret n° 2011-774 du 28 juin 2011 qui adopte des formulations identiques à celles du Code du travail mais qui comporte un paragraphe IV spécifique selon lequel :
« La détermination des missions de sécurité des biens et des personnes qui sont incompatibles avec l'exercice du droit de retrait individuel défini ci-dessus en tant que celui-ci compromettrait l'exécution même des missions propres de ce service, notamment dans les domaines de la douane, de la police, de l'administration pénitentiaire et de la sécurité civile, est effectuée par voie d'arrêté interministériel du ministre chargé de la fonction publique, du ministre chargé du travail et du ministre dont relève le domaine, pris après avis du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail ministériel compétent et de la commission centrale d'hygiène et de sécurité du Conseil supérieur de la fonction publique de l'État. » (5)
• S’agissant des salariés, tous sont concernés quelles que soient leur situation juridique et la nature de leur contrat. Par ailleurs, l’article L. 4111-5 du Code du travail fait entrer dans le champ d’application de la quatrième partie et donc du droit de retrait, les travailleurs temporaires, les stagiaires « ainsi que toute personne placée à quelque titre que ce soit sous l'autorité de l'employeur ». On en déduira aisément que par analogie avec les travailleurs temporaires et parce que les entreprises utilisatrices sont responsables des règles de sécurité en rapport avec l’exécution du travail comme l’exprime nettement l’article L. 1251-21 du Code du travail, les travailleurs mis à disposition entrent eux aussi dans le champ de l’article L. 4131-1 du Code du travail (6).
• S’agissant du cadre juridique contractuel, le contrat de travail doit être en cours d’exécution pour autoriser le salarié à invoquer son droit de retrait. Ce qui signifie qu’il ne peut être invoqué quand le contrat est suspendu pour quelque cause que ce soit et particulièrement dans le cas présent, lorsque le salarié est placé en arrêt maladie (qu’il s’agisse de l’arrêt maladie classique ou de l’arrêt de travail indemnisé lié à l’actuelle épidémie). Dans l’hypothèse du télétravail (le contrat est alors en cours d’exécution), l’invocation d’un droit de retrait n’aurait guère de sens.
Les conditions et les effets du droit de retrait
L’expression du droit de retrait peut être contemporaine de l’alerte et ne requiert ni formalisme ni procédure (7), tout au plus le salarié doit-il informer son employeur, la Cour de cassation ayant même admis que le droit de retrait pouvait résulter des circonstances de fait (8). Comme le salarié ne peut supporter ni réduction de salaire ni sanction en cas d’exercice légitime du droit de retrait, le contrôle de cette légitimité ne se fera qu’a posteriori par le juge qui serait saisi soit d’une demande de nullité de la sanction proposée, soit d’une demande de paiement d’une rémunération que l’employeur aurait réduite abusivement. C’est une limite importante du droit de retrait car si le salarié peut en quelque sorte « imposer » à son employeur sa décision de se retirer du poste, à l’inverse il lui faudra saisir le juge dans le cas où son employeur décidera unilatéralement de réduire la rémunération ou de prononcer une sanction.
En tout état de cause, l’exercice par le salarié de son droit crée une obligation d’agir pour l’employeur et la sortie du poste est légitime tant que l’action n’est pas réalisée (C. trav., art. L. 4131-1, al. 3). Il me semble que le salarié reste quand même à disposition de l’employeur qui peut proposer un autre poste sécurisé ou le télétravail qui d’ailleurs peut être imposé par application de l’article L. 1222-11 du Code du travail.
Le salarié doit avoir un « motif raisonnable » de penser que la situation présente un « danger grave et imminent (9) pour sa santé ». L’ensemble fait logiquement l’objet d’une appréciation souveraine des juges du fond (d’où la référence dans le « Q/R » du ministère « à l’appréciation du juge ») car les données factuelles sont déterminantes et mixent des éléments psychologiques (« raisonnable »), liée à la personne du salarié (ses propres fragilités (10), ses connaissances et dans le cas présent, l’ambiance dans laquelle il évolue) et des éléments matériels (caractères du poste, mesures de protection...). Par ailleurs, le danger doit excéder celui de l’exercice normal du poste et c’est donc par rapport au poste tenu et à ses adaptations s’agissant notamment des mesures de protection (11) que devra être appréciée l’existence d’un danger.
La faculté de se retirer d’une situation de travail perçue de nature à engendrer un danger grave et imminent est donc un droit dont la pertinence de l’usage n’est appréciée qu’a posteriori. La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 ne le met nullement en cause. Néanmoins, le droit de réquisition qu’elle ouvre au Premier ministre par décret et qui porte sur les biens et services utiles à la lutte contre l’épidémie ainsi que sur les personnes nécessaires au fonctionnement de ces biens et services vient presque mécaniquement restreindre ce droit pour les personnes réquisitionnées. Compte tenu de la dimension subjective du droit, on peut aisément penser que la réquisition restreindra l’espace de choix sans l’annihiler puisque l’absence de tout moyen de protection ou leurs mauvaises conceptions et états laisseront entrouverte la porte du droit de retrait.
Pierre-Yves Verkindt, professeur émérite à l’École de droit de la Sorbonne
(1) Dir. 89/391/CEE du Conseil, considérant n° 13.
(2) www.travail.gouv.fr mise à jour le 20 mars 2020, consulté le 23 mars 2020.
(3) Et qui requiert aujourd’hui et plus encore demain une réflexion sur ce que nous voulons faire de nos sociétés et sur les dogmes économiques que nous avons acceptés par conviction ou par paresse
( V. la remarquable analyse d’A. Supiot (« Seul le choc avec le réel peut réveiller d’un sommeil dogmatique. » (22 mars 2020) www.alternatives-economiques.fr).
(4) CE, 12 juin 1987, Dr. soc. 1987, p. 654 et Cass. soc., 28 mai 2008, n° 07-15.744 , Bull. civ. V, n° 120 ( pas d’exigence d’une consignation écrite ).
(5) Pour un exemple, voir arrêté du 15 mars 2001 pour la fonction publique territoriale (sapeurs-pompiers, policiers municipaux). On relèvera néanmoins l’existence de procédures de signalement auprès des autorités hiérarchiques.
(6) L’article L. 8241-2, alinéa 2 relatif aux opérations de prêt de main d’œuvre à but non lucratif rend applicable à ces opérations l’article L. 1251-21 du Code du travail.
(7) CE , 4 déc. 1987, n° 74-679 ; Cass. soc., 2 mars 2010, n° 08-45.086 ; 28 mai 2008, n° 07-15.745, Bull. civ. V, n° 120.
(8) Cass. soc., 2 mars 2010, n° 08-45.086 (la décision est restée totalement isolée).
(9) Le caractère imminent du danger est réel dans le cas présent, nous sommes loin de la jurisprudence sur les risques d’altération de l’audition par le bruit.
(10) Cass. soc., 20 mars 1996, n° 93-40. 111.
(11) Il va sans dire que la pose d’une affiche sur les gestes barrières n’est pas une mesure de protection.
Du bon usage du droit de retrait, par Pierre-Yves Verkindt
Social - Santé, sécurité et temps de travail
27/03/2020
Covid-19 : Quelles sont les conditions et le bon usage du droit de retrait ? Le professeur Verkindt fait le point.
« ... l’amélioration de la sécurité, de l’hygiène et de la santé des travailleurs au travail
représente un objectif qui ne saurait être subordonné à des considérations
de caractère purement économique. » (1)
Alors qu’a été décidé le confinement de principe de l’ensemble de la population avec les dérogations que l’on connaît et dont on peut penser qu’elles feront l’objet de restrictions de plus en plus fortes à mesure que l’épidémie s’intensifiera, et alors que la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 autorise l’exécutif à prendre des mesures plus draconiennes dans la lutte contre l’épidémie, dans quelle(s) mesure(s) la faculté ouverte aux travailleurs d’exercer le droit de retrait doit-elle s’appliquer ? La question revient en boucle.
représente un objectif qui ne saurait être subordonné à des considérations
de caractère purement économique. » (1)
Alors qu’a été décidé le confinement de principe de l’ensemble de la population avec les dérogations que l’on connaît et dont on peut penser qu’elles feront l’objet de restrictions de plus en plus fortes à mesure que l’épidémie s’intensifiera, et alors que la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 autorise l’exécutif à prendre des mesures plus draconiennes dans la lutte contre l’épidémie, dans quelle(s) mesure(s) la faculté ouverte aux travailleurs d’exercer le droit de retrait doit-elle s’appliquer ? La question revient en boucle.
Le ministère du Travail dans le « questions/réponses » qu’il met à disposition de tout un chacun (2), indique que « dès lors que sont mises en œuvre tant par l’employeur que par les salariés les recommandations du gouvernement la seule circonstance que je sois affecté(e) à l’accueil du public et pour des contacts brefs (et pour des contacts prolongés et proches) ne suffit pas, sous réserve de l’appréciation souveraine des tribunaux, à considérer que je justifie d’un motif raisonnable pour exercer mon droit de retrait ». La réponse est donc identique que les contacts avec le public soient brefs ou prolongés et se situe pour l’heure dans la continuité des deux circulaires publiées à l’occasion de précédents évènements épidémiques (Circ. DGT n° 2007/18, 18 déc. 2007 ; Circ. DGT n° 2009/16, 3 juill. 2009).
Tenter de répondre à la question de l’usage du droit de retrait et de son périmètre d’application dans le contexte actuel nécessite deux précautions préalables.
La première, d’ordre éthique, conduit à ne prendre la plume qu’en tremblant tant le fossé est profond entre un propos qui fait usage d’argument juridique et un phénomène d’une ampleur inégalée (3). Pour autant, on ne peut se priver d’essayer modestement de lever quelques incertitudes dans des temps qui n’en manquent pas. La seconde précaution tient au fait que l’absence de précédent d’une telle dimension rend pour une bonne part illusoire la recherche de solutions dans la jurisprudence. Le changement d’échelle provoqué par l’évènement en modifie la nature et par voie de conséquence met à mal les catégories construites au fil du temps.
Il faut donc se risquer, dans le seul but de clarifier le droit de retrait, à revenir sur le sens de la règle posée à l’article L. 4131-1 du Code du travail, son champ d’application et ses effets. On tentera ensuite de comparer son contenu à l’évènement que constitue l’actuelle situation sanitaire.
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Les termes de l’article L. 4131-1 du Code du travail sont souvent évoqués pour rappeler que si le salarié a un devoir d’alerte, il a concomitamment un droit de « se retirer d'une situation… de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé… ». L’exercice unilatéral de ce droit individuel neutralise provisoirement les pouvoirs de direction et disciplinaire de l’employeur (C. trav., art. L. 4131-1, al. 3). Ce droit individuel est complété par un devoir d’alerte que la lettre du texte semble poser comme antérieur mais que la rare jurisprudence ne considère ni comme un préalable, ni comme une condition du droit de retrait (4). Il est encore complété par un droit d’alerte d’essence collective affirmé à l’article L. 4131-2. Individuelle ou collective, l’alerte engendre une obligation d’agir à charge de l’employeur.
Le champ d’application de ce texte, au regard des personnes concernées, est celui de la quatrième partie du Code du travail.
• En d’autres termes, s’agissant des entreprises, il s’impose « aux employeurs de droit privé ainsi qu'aux travailleurs… aux établissements publics à caractère industriel et commercial, aux établissements publics administratifs lorsqu'ils emploient du personnel dans les conditions du droit privé ainsi qu’aux établissements de santé, sociaux et médico-sociaux mentionnés à l'article 2 de la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière ainsi qu'aux groupements de coopération sanitaire de droit public mentionnés au 1° de l'article L. 6133-3 du Code de la santé publique » (C. trav., art. L. 4111-1 ; l’article L. 4111-2 du même code prévoit la possibilité d’adaptations réglementaires pour les entreprises qui ne sont pas de pur droit privé tout en précisant que « ces adaptations assurent les mêmes garanties aux salariés »).
Le texte trouve son équivalent pour la fonction publique à l’article 5-6 du décret n° 82-453 du 28 mai 1982 dans sa rédaction issue du décret n° 2011-774 du 28 juin 2011 qui adopte des formulations identiques à celles du Code du travail mais qui comporte un paragraphe IV spécifique selon lequel :
« La détermination des missions de sécurité des biens et des personnes qui sont incompatibles avec l'exercice du droit de retrait individuel défini ci-dessus en tant que celui-ci compromettrait l'exécution même des missions propres de ce service, notamment dans les domaines de la douane, de la police, de l'administration pénitentiaire et de la sécurité civile, est effectuée par voie d'arrêté interministériel du ministre chargé de la fonction publique, du ministre chargé du travail et du ministre dont relève le domaine, pris après avis du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail ministériel compétent et de la commission centrale d'hygiène et de sécurité du Conseil supérieur de la fonction publique de l'État. » (5)
• S’agissant des salariés, tous sont concernés quelles que soient leur situation juridique et la nature de leur contrat. Par ailleurs, l’article L. 4111-5 du Code du travail fait entrer dans le champ d’application de la quatrième partie et donc du droit de retrait, les travailleurs temporaires, les stagiaires « ainsi que toute personne placée à quelque titre que ce soit sous l'autorité de l'employeur ». On en déduira aisément que par analogie avec les travailleurs temporaires et parce que les entreprises utilisatrices sont responsables des règles de sécurité en rapport avec l’exécution du travail comme l’exprime nettement l’article L. 1251-21 du Code du travail, les travailleurs mis à disposition entrent eux aussi dans le champ de l’article L. 4131-1 du Code du travail (6).
• S’agissant du cadre juridique contractuel, le contrat de travail doit être en cours d’exécution pour autoriser le salarié à invoquer son droit de retrait. Ce qui signifie qu’il ne peut être invoqué quand le contrat est suspendu pour quelque cause que ce soit et particulièrement dans le cas présent, lorsque le salarié est placé en arrêt maladie (qu’il s’agisse de l’arrêt maladie classique ou de l’arrêt de travail indemnisé lié à l’actuelle épidémie). Dans l’hypothèse du télétravail (le contrat est alors en cours d’exécution), l’invocation d’un droit de retrait n’aurait guère de sens.
Les conditions et les effets du droit de retrait
L’expression du droit de retrait peut être contemporaine de l’alerte et ne requiert ni formalisme ni procédure (7), tout au plus le salarié doit-il informer son employeur, la Cour de cassation ayant même admis que le droit de retrait pouvait résulter des circonstances de fait (8). Comme le salarié ne peut supporter ni réduction de salaire ni sanction en cas d’exercice légitime du droit de retrait, le contrôle de cette légitimité ne se fera qu’a posteriori par le juge qui serait saisi soit d’une demande de nullité de la sanction proposée, soit d’une demande de paiement d’une rémunération que l’employeur aurait réduite abusivement. C’est une limite importante du droit de retrait car si le salarié peut en quelque sorte « imposer » à son employeur sa décision de se retirer du poste, à l’inverse il lui faudra saisir le juge dans le cas où son employeur décidera unilatéralement de réduire la rémunération ou de prononcer une sanction.
En tout état de cause, l’exercice par le salarié de son droit crée une obligation d’agir pour l’employeur et la sortie du poste est légitime tant que l’action n’est pas réalisée (C. trav., art. L. 4131-1, al. 3). Il me semble que le salarié reste quand même à disposition de l’employeur qui peut proposer un autre poste sécurisé ou le télétravail qui d’ailleurs peut être imposé par application de l’article L. 1222-11 du Code du travail.
Le salarié doit avoir un « motif raisonnable » de penser que la situation présente un « danger grave et imminent (9) pour sa santé ». L’ensemble fait logiquement l’objet d’une appréciation souveraine des juges du fond (d’où la référence dans le « Q/R » du ministère « à l’appréciation du juge ») car les données factuelles sont déterminantes et mixent des éléments psychologiques (« raisonnable »), liée à la personne du salarié (ses propres fragilités (10), ses connaissances et dans le cas présent, l’ambiance dans laquelle il évolue) et des éléments matériels (caractères du poste, mesures de protection...). Par ailleurs, le danger doit excéder celui de l’exercice normal du poste et c’est donc par rapport au poste tenu et à ses adaptations s’agissant notamment des mesures de protection (11) que devra être appréciée l’existence d’un danger.
La faculté de se retirer d’une situation de travail perçue de nature à engendrer un danger grave et imminent est donc un droit dont la pertinence de l’usage n’est appréciée qu’a posteriori. La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 ne le met nullement en cause. Néanmoins, le droit de réquisition qu’elle ouvre au Premier ministre par décret et qui porte sur les biens et services utiles à la lutte contre l’épidémie ainsi que sur les personnes nécessaires au fonctionnement de ces biens et services vient presque mécaniquement restreindre ce droit pour les personnes réquisitionnées. Compte tenu de la dimension subjective du droit, on peut aisément penser que la réquisition restreindra l’espace de choix sans l’annihiler puisque l’absence de tout moyen de protection ou leurs mauvaises conceptions et états laisseront entrouverte la porte du droit de retrait.
Pierre-Yves Verkindt, professeur émérite à l’École de droit de la Sorbonne
(1) Dir. 89/391/CEE du Conseil, considérant n° 13.
(2) www.travail.gouv.fr mise à jour le 20 mars 2020, consulté le 23 mars 2020.
(3) Et qui requiert aujourd’hui et plus encore demain une réflexion sur ce que nous voulons faire de nos sociétés et sur les dogmes économiques que nous avons acceptés par conviction ou par paresse
( V. la remarquable analyse d’A. Supiot (« Seul le choc avec le réel peut réveiller d’un sommeil dogmatique. » (22 mars 2020) www.alternatives-economiques.fr).
(4) CE, 12 juin 1987, Dr. soc. 1987, p. 654 et Cass. soc., 28 mai 2008, n° 07-15.744 , Bull. civ. V, n° 120 ( pas d’exigence d’une consignation écrite ).
(5) Pour un exemple, voir arrêté du 15 mars 2001 pour la fonction publique territoriale (sapeurs-pompiers, policiers municipaux). On relèvera néanmoins l’existence de procédures de signalement auprès des autorités hiérarchiques.
(6) L’article L. 8241-2, alinéa 2 relatif aux opérations de prêt de main d’œuvre à but non lucratif rend applicable à ces opérations l’article L. 1251-21 du Code du travail.
(7) CE , 4 déc. 1987, n° 74-679 ; Cass. soc., 2 mars 2010, n° 08-45.086 ; 28 mai 2008, n° 07-15.745, Bull. civ. V, n° 120.
(8) Cass. soc., 2 mars 2010, n° 08-45.086 (la décision est restée totalement isolée).
(9) Le caractère imminent du danger est réel dans le cas présent, nous sommes loin de la jurisprudence sur les risques d’altération de l’audition par le bruit.
(10) Cass. soc., 20 mars 1996, n° 93-40. 111.
(11) Il va sans dire que la pose d’une affiche sur les gestes barrières n’est pas une mesure de protection.
Source : Actualités du droit